INTRODUCTION
Après avoir remercié les nombreux participants à ce deuxième colloque organisé par l’Association des DRH des Grandes Collectivités Territoriales, Valérie CHATEL, présidente, rappelle que, dans la fonction publique comme dans le secteur privé, le travail est un sujet de réflexion partagé entre les DRH et les cadres : tous contribuent à sa bonne organisation et sont responsables de ses conditions de réalisation.
Si le travail redevient un sujet de réflexion, c’est parce qu’il subit des transformations importantes : il se dématérialise, s’accélère, il est plus complexe, moins défini et nécessite, en particulier dans le service public, des comportements sinon nouveaux, au moins différents de ce qui était jusqu’alors attendu.
Lorsque le travail devient, comme aujourd’hui, instable, qu’il subit des changements permanents, il faut s’adapter. Or les règles statutaires n’apportent pas toutes les réponses aux besoins d’un cadre commun. Les DRH doivent donc réfléchir à des repères nouveaux pour que le travail s’organise dans ce contexte. Pour se préparer à
ces modifications profondes, il faut non seulement analyser les changements sociaux qui se produisent mais aussi imaginer ce que deviendra le travail de demain.
Le débat d’aujourd’hui est donc important car il vise à confronter les points de vue des DRH à ceux des universitaires et des dirigeants des collectivités.
Valérie CHATEL remercie d’une part Anne Grillon qui est le chef d’orchestre de cette journée, d’autre part les intervenants qui vont apporter leur contribution tout au long de la journée. Enfin elle remercie tous ceux qui se sont déplacés pour connaître le travail de l’Association des DRH des Grandes Collectivités Territoriales.
Avant d’introduire les travaux de la matinée, Anne Grillon précise qu’alors que les débats portent sur les dépenses de personnel, il est d’autant plus nécessaire de s’intéresser à l’organisation du travail. C’est l’essentiel de la mission d’une Direction des Ressources Humaines.
RÉINVENTER LA RELATION DU SERVICE PUBLIC
Intervention de Francis GINSBOURGER.
En général, les salariés ont plutôt envie de bien faire leur travail. L’expert doit donc s’intéresser au pouvoir comme autorité et donc au pouvoir hiérarchique. On oublie souvent que les services publics sont d’abord des institutions avant d’être des prestataires de services. Ce sont des institutions prescriptives c’est-à-dire qu’elles répondent à des attentes et non à des besoins ; or ces institutions qui définissent la demande sont aussi des organisations.
Les services publics sont le miroir grossissant d’un profond changement de société
Ce qui est apparu dans les années 2000 comme des actes incivils (des clients agressifs ou bien des usagers qui ne savent ou ne peuvent pas expliciter leur attente) face à des fonctionnaires dénigrés et déconsidérés au point que le terme devienne franchement péjoratif, a changé à l’échelle des années 2010. La conflictualité des relations de service public signale simplement l’épuisement d’un régime institutionnel qui exclut les usagers de la conception des services qui leur sont rendus. Il faut donc relégitimer l’autorité de prescription qu’est l’institution publique.
Des usagers exclus du service public
L’irruption de l’usager en personne implique que les publics sont désormais à connaître ; les besoins ne vont plus de soi, si bien que la prescription des institutions est à faire évoluer en repartant d’une expression organisée des attentes. Des lors que ces questions ne sont pas prises à bras-le-corps et arbitrées par les institutions et la hiérarchie, des dilemmes sont supportés par les agents de base et par l’encadrement de proximité dans l’activité de tous les jours, jusqu’à la rendre parfois intenable.
La logique marchande est en effet loin d’avoir envahi le fonctionnement de nos services publics. Les fonctionnements organisationnels sont en effet plus contraints par des impératifs de productivité plutôt que par des exigences de rentabilité. Les services publics ne sont pas des prestataires marchands. Leur offre n’est pas une réponse à des demandes préexistantes, solvables et encore moins profitables. Ce sont d’abord des institutions. À ce titre ils expriment une légitimité, affirment une autonomie et exercent un rôle d’éducation du public. Ainsi pour l’enseignant, alors qu’il a été formé pour délivrer un programme dans une discipline, il doit aujourd’hui consacrer une énergie croissante à des ajustements mutuels avec des élèves de classes et de milieux sociaux variés. Il faut donc qu’il rende ses élèves acteurs de la prescription.
3 régimes de professionnalité à considérer
En adaptant librement une typologie élaborée par le sociologue Yves LICHTENBERGER, on peut dégager 3 régimes de professionnalité : le métier (la profession, le corps) l’industrie et le service. À chaque régime correspondent un régime d’activité et un mode d’interaction avec les collègues du métier ainsi qu’avec la hiérarchie ou avec le client usager. Ainsi les gens de métier ou de profession, dont la professionnalité se transmet du compagnon à l’apprenti, se juxtaposent en vue de la réalisation d’une oeuvre faite sur commande pour un client. Leurs interactions obéissent à des règles de métier qui délimitent les responsabilités entre gens de métier, entre différents métiers, et avec des patrons.
Dans un régime de type industriel, la professionnalité s’acquiert en formation, en salle de classe et en stage. La responsabilité du travailleur de base se limite à bien tenir un poste prédéfini. L’organisation et la hiérarchie coordonnent donc la conception et la réalisation de biens ou de services conçus en série pour un client ou un marché anonyme.
Un régime coopératif en émergence
Dans le régime du service, l’activité est orientée client. Elle est dépendante d’attentes spécifiques auxquelles répond une innovation continue. L’organisation collective se reconfigure donc en permanence. Les rôles de chacun sont prédéfinis au cours d’interactions qui ne se reproduisent jamais à l’identique, ce qui implique une prise de responsabilité de chacun dans la gestion de ses interfaces. Ce régime est donc coopératif et la professionnalité, source de valeur, s’exprime collectivement en situation.
Un certain nombre de questions déjà présentes dans les entreprises de services des années 1980, se posent désormais à grande échelle dans les services publics des années 2010 : quel est le rôle de la hiérarchie ? Faut-il coordonner et contrôler ou bien aider à coopérer et faire remonter les problèmes récurrents ? Comment et par qui les demandes des clients et les problèmes de la clientèle sont-ils connus, traduits et « remontés » vers la conception de l’offre de services ? C’est pourquoi la conflictualité qui s’exprime dans les tensions binaires, par exemple entre client et fonctionnaire, ou entre un fonctionnaire et sa hiérarchie n’est que la partie émergée de l’iceberg.
Des tensions moins visibles tiraillent les relations entre collègues, entre métiers, entre les agents de base et leur hiérarchie, entre ceux qui sont sur le terrain et ceux du back-office, entre les administrations centrales et leurs échelons intermédiaires. Et ces interactions entre collègues et entre métiers restent dans un régime au mieux de collaboration ou coordination et ne sont pas dans un régime de coopération. Il est donc essentiel de connaître le public et on ne peut que s’étonner de constater à quel point les connaissances sur les publics, leurs usages et leurs attentes sont fragmentaires et peu élaborées. Connaître le public est aujourd’hui une exigence première de l’activité. Par exemple s’agissant du service public faut-il reconnaître les besoins ? Faut-il rendre l’usager prescripteur ? Ou faut-il faire respecter l’autorité de prescription du service public ?
Reconsidérer l’évaluation
La notion est devenue si galvaudée que l’on ne sait ce qu’elle vise, compétence des agents, ce qu’elle veut éclairer (le passé, le présent, où le futur), qui elle est censée renseigner (pilotage de l’action ?), quelles sont les qualités à évaluer, quelles valeurs la sous-tendent : respect des droits, égalité des chances, cohésion sociale, développement soutenable ? Les critères d’évaluation doivent être enrichis. Les plus courants sont l’efficacité (rapport entre des résultats et des objectifs) et l’efficience (rapport entre les résultats et les ressources engagées pour les obtenir). Évaluer l’effectivité c’est produire des connaissances qui ne permettent pas seulement de rendre compte du bas vers le haut, mais aussi de rendre compte à tous les niveaux.
En conclusion Francis GINSBOURGER insiste sur le fait que les connaissances produites par des élus ou des experts ne remplaceront jamais la production d’une expertise interne des services publics et de leurs agents, à propos de ce public auquel il s’agit de rendre service. De la même façon, les évaluations ponctuelles ne remplaceront jamais la pratique quotidienne de l’expression en situation et de la délibération.
En guise de conclusion...
Valérie CHATEL insiste sur le fait que la mission essentielle de la DRH est de faire remonter les problèmes de l’organisation. Il faut donc qu’elle s’attache à « factualiser » les rôles décrits par Francis GINSBOURGER. Les organisations modernes sont plus complexes, voire plus ambiguës, notamment en raison de l’existence de plusieurs responsables hiérarchiques. Il faut donc un ordre, une organisation hiérarchique facile à comprendre et la grande question reste celle des modalités qu’il faut mettre en place pour coopérer.
Anne Grillon observe que la fonction du métier est de permettre à la personne d’exister en personne au travail et de faire du travail son travail. Les agents, notamment des administrations, ne sont pas considérés comme professionnels. Il faut remettre en valeur la qualité de professionnel et travailler sur les modalités selon lesquelles ils participent à la définition du besoin de l’usager. Or, comme l’observe Valérie CHATEL, la demande sociale est infinie, il est donc absolument nécessaire que les arbitrages soient faits à l’échelon politique car l’absence de cet arbitrage entraîne des difficultés qui se répercutent dans l’organisation.
PRÉSENTATION DE L’ÉTUDE « DANS LA PEAU DES AGENTS TERRITORIAUX »
Intervention de Jérôme GROLLEAU.
Jérôme Grolleau précise qu’il s’agit d’une étude qualitative et que ce n’est donc pas un sondage pour lequel on interroge un grand nombre de personnes. Un petit nombre de personnes ont été interviewées sous la forme d’une discussion visant à explorer les manières de ressentir et de penser des individus. Ceux-ci ont été questionnés sur leur parcours, leur métier, leur univers de travail, ce qui motive, ce qui démotive, le management, leur perception des élus, de la décentralisation et l’avenir de la fonction publique territoriale.
De cette étude, on peut tirer trois constats :
1/ Les agents territoriaux donnent un sens fort à leur mission qui fonde leur identité et leur fierté.
Cette conception sans cesse renouvelée du service public s’explique par 4 notions- clefs :
• La relation à travers laquelle le service est rendu et le sens de la mission ressenti.
• La personne : les agents territoriaux s’occupent d’une personne, ils ne traitent pas un dossier. Cette personne est singulière et a une histoire. Ce n’est pas un individu abstrait et anonyme.
• Le qualitatif : l’écoute, l’attention, le temps passé, l’empathie, la capacité à trouver des solutions sont des valeurs professionnelles déterminantes qui s’opposent à la logique de rentabilité du privé.
• La médiation qui est la posture centrale. Il ne s’agit pas d’appliquer des règles mais de chercher des marges de manœuvre au sein même des règles. Ce sens est très fort et fait la fierté des agents territoriaux qui trouvent une reconnaissance de leur travail dans leurs relations avec l’habitant.
2/ Une certaine fragilité de cette situation dans le sens où les agents élaborent ce discours et ces valeurs à l’écart du discours institutionnel.
La référence à une stratégie politique locale est rare. Il y a peu de lien entre leur travail quotidien et la stratégie collective portée par les élus. Outre cet écart, les agents dénoncent le système managérial qui n’est pas suffisamment en situation de jouer son rôle. Ils notent un déficit de réactivité dû au fait que tout est hyper-centralisé. Les agents se sentent pris dans un système qui ne soutient pas, qui ne dynamise pas leur implication mais qui au contraire crée structurellement un risque de démotivation. Cette paralysie managériale se caractérise par un quadruple déficit : outre le déficit de réactivité, un déficit de lisibilité (communication interne...), et
un déficit en même temps d’autorité et de reconnaissance. Le manager n’est pas en mesure de sanctionner positivement comme négativement les agents placés sous son autorité. En outre, les supports de reconnaissance sont sapés, en ce que le régime indemnitaire n’obéit pour eux à aucune règle claire et en ce que les abus de certains membres du personnel ne sont pas sanctionnés, ce qui produit un puissant sentiment d’injustice.
3/ A partir de ces constats, quels sont les chantiers à mener à bien dans les années à venir ?
• D’abord celui de la réactivité, il faut parvenir à faire bouger les organisations pour qu’elles prennent en compte les remontées d’information. Il faut aussi simplifier les procédures.
• Il faut mettre en place une dynamique de projet et redonner aux managers la capacité d’impulser, de fixer des objectifs et de réactiver le sens que les agents donnent à leur travail.
• Il faut repenser les modalités de la reconnaissance, le régime indemnitaire certes mais aussi les reconnaissances non monétaires qui permettent de repositionner le salarié comme un acteur qui contribue à la conception du service public.
• Enfin il est nécessaire de considérer que la coopération est un élément clé pour le salarié et pour l’organisation.
Il faut remettre l’agent au cœur du dispositif comme acteur à part entière, en renforçant les liens entre manager et agent par des moments dé-hiérarchisés.
En conclusion, l’enjeu est de construire un modèle managérial de la fonction publique territoriale, tenant compte de l’activité de service public qui est produite et qui doit se distinguer du secteur privé. Le travail reste un lieu central dans un projet de réalisation de soi.